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Les Années zéro

Les Années zéro

Cyril Morlet

" Bien sûr la majorité de la classe s'en tapait bien de Napoléon, mais qu’est-ce que ça changeait, à quoi pourraient-ils bien s'intéresser. Quatre ou cinq cordes à linge de jardins pavillonnaires alignées devant, inertes à pleurer, secouées seulement parfois d’un gloussement idiot, comme une bourrasque dans du linge vide Jennyfer, Nike ou H&M.

Elle ne les aimait pas, absolument pas, ils suintaient à peu près tous le toc. Le coin bricolage du père déjà avachi, la Citroën Clio / carré mèches blondes de la mère, la piscine en kit, le parquet stratifié des chambres, les canapés en L perdus dans des salons trop grands, les chiens débiles, le peu de bouquins, le max de cd-dvd, le skyblog tarte de la sœur, les solos merdiques de guitare électrique du grand frère. Elle les détestait d’autant plus qu’elle sentait bien qu’elle finirait par leur ressembler à s’enliser dans ce trou.

Ni ville ni terroir, ni côte maritime ni montagne, zéro ferme, pas de forêts, juste la morne plaine, la vraie, pas de culture populaire ni de grand luxe, pas de tours, pas de boutique, pas de musée, pas de paysans non plus, pas de terroir ni de grande histoire, des types nés ici ou là, des poètes occitans illisibles ou des députés inconnus, c'était pire qu'un trou perdu. Et ça n'en n'avait même pas le pittoresque, ou la désolation. Parce que l’imagination qu’il fallait à la jeunesse pour s’évader d’un patelin misérable ne fonctionnait même pas ici, tout était suralimenté.

Mais les parents avaient fait comme les autres, venus tout droit se faire chier ici dans leur nouvelle vie, et pour que leurs mômes grandissent en sécurité, préservés autant de la frénésie urbaine que du silence abyssal des campagnes, les aller-retours pour les zones commerciales tournaient à plein régime.

Des congélateurs géants de garage aux piles de jeux Playstation, du nombre de chaînes TV à l'entassement de gadgets divertissants, baby-foot en plastique, mini-billard, trampoline, cabanes en bois plastique, panier de basket plastique, rollers, moto électrique, raquettes plastique, VTT, balançoires, ballons sauteurs, toboggan plastique, chaque pavillon empilant à lui seul un camion de lots de fête foraine.

Et on grandissait ici, on pourrissait sur pied ici, l'œil déjà terne au milieu du toc, entre quatre murs pas plus vieux que soi, dans le bourdonnement des tondeuses et des clips en boucle de Tokio Hotel ou d'Alizée."

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Genre : Littérature Langue : français
Sous-genre : Roman Sortie : 9 novembre 2020

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